Après des études secondaires à Paris au lycée
Henri IV, Jean-Pierre Kahane entra en 1946 à l’Ecole
normale supérieure dans la section Sciences. Il adhéra
la même année au parti communiste. En 1949 il fut reçu
premier à l’agrégation de mathématiques.
Deux ans après, le 11 juillet 1951, il épousa Agnès
Kaczander, une jeune fille d’origine hongroise. Le couple eut
trois filles.
Attaché au CNRS, il prépara jusqu’en 1954 deux
thèses de mathématiques pures. Il fut alors nommé
maître de conférences à la faculté de Montpellier.
En 1958, il était professeur en titre. Sa nomination fut saluée
par La Marseillaise du 14 février 1958 : « La
science ne peut se développer librement que dans un monde socialiste
», écrivit Manuel Bernabeu, alors secrétaire fédéral
de l’Hérault. Dans le courant de l’été
1958, Jean-Pierre Kahane fut chargé de cours au Collège
de France.
En allant à Montpellier, il avait rejoint son père Ernest
Kahane qui enseignait la chimie biologique à la Faculté
des sciences de Montpellier. La famille habitait à Montpellier
rue Mareschal un appartement qui lui avait été cédé
par la veuve du directeur du Midi Libre, Jacques Bellon,
qui était aussi d’origine roumaine. Père et fils
eurent des engagements communs : adhérents du parti communiste,
ils fréquentaient tous deux la rue des Étuves de Montpellier.
Ils étaient aussi membres des « Amitiés franco-chinoises
» et de l’Union rationaliste de Montpellier que présidait
Ernest Kahane. Ce dernier, en avril 1957, participa à une délégation
française en Chine populaire et rencontra Mao Zedong. Il rendit
compte de ce voyage dans une conférence prononcée à
Montpellier le 24 mai 1957. Très actif, Ernest Kahane était
aussi vice-président du Comité de défense des
libertés démocratiques en Afrique noire et entretenait
des liens avec les associations d’étudiants : il y avait
à Montpellier une des 20 sections françaises de la Fédération
des Étudiants d’Afrique noire en France. Quant à
Jean-Pierre Kahane, il voyagea pendant cette période de guerre
froide en Europe de l’Est : en Yougoslavie, en Hongrie, en Roumanie
–dont était originaire la famille Kahane – (Ernest
Kahane était né à Piatra). Il fut aussi convié
à donner des cours à l’Université de Bombay
durant deux mois. Malgré la crise entraînée par
les évènements de Hongrie, il demeurait fidèle
à son parti. La guerre d’Algérie constituait le
problème principal et il se formait chez les universitaires
des Comités Maurice Audin. Jean-Pierre Kahane avait assisté
à la soutenance « in abstentia » de la thèse
d’Audin à la Sorbonne. Le 6 février 1958, la «
Tribune libre » du Midi Libre, signée par René
Saive, évoquait la formation de ces comités. Elle était
titrée « L’exemple des maîtres » :
« La faculté des sciences jouit-elle de toute sa lucidité
? Dans l’affirmative, elle a peut-être des comptes à
rendre au Tribunal militaire. Sinon, elle doit s’en remettre
à l’avis des psychiatres ». Jean-Pierre Kahane
riposta dans un article qui parut le 8 février. Il y évoquait
« les crimes commis sous le couvert de la guerre d’Algérie
» et ajoutait : « On n’imposera pas le silence aux
universitaires en les traitant de traîtres et de crétins
».
En mars 1958, le Préfet de l’Hérault adressa un
rapport à la direction des Renseignements généraux
à Paris sur « la pénétration de l’idéologie
communiste dans les milieux enseignants ». En 1961, la Fédération
communiste de l’Hérault créait à Montpellier
une « Université nouvelle », logée rue des
Étuves, présidée par Jacques Roux*, et qui compta
à ses débuts 110 militants. Son secrétaire était
Henri Pupponi*. À cette date, Jean-Pierre Kahane venait d’être
nommé au centre d’Orsay de l’Université
de Paris Sud où sa carrière se poursuivit et que par
la suite il présida, de 1975 à 1978.
À Montpellier, ni lui ni son père (décédé
le 22 novembre 1996) n’ont été membres du Comité
fédéral de l’Hérault. Ainsi qu’il
le dira plus de 40 ans après avoir quitté ce département
: « Je suis communiste depuis l’âge de vingt ans.
J’ai été militant de base, membre de cellule,
de section, sans jamais avoir de responsabilité notable, jusqu’au
moment où on m’a « bombardé » membre
du Comité central. C’était en 1979. Sur la base
de ma bonne mine et de mes performances comme président d’Université,
j’imagine. Mais en fait il y avait quelque chose à faire
au Parti communiste. Le parti communiste a des traditions
solides en matière de relations à la science, avec des
personnalités qui l’ont marqué fortement comme
Paul Langevin, comme Frédéric Joliot-Curie, auparavant
comme Marcel Prenant. Or, il y a besoin de réactiver sans cesse,
que ce soit au Parti communiste ou ailleurs, cet intérêt
pour la science ». Son passage au Comité central valut
à Jean-Pierre Kahane d’être candidat aux élections
européennes de 1979.
Dans le courant de sa carrière universitaire, le CNRS a joué
un rôle fondamental, et lui a donné l’opportunité
de faire un travail d’information en direction du grand public.
Il a toujours été attaché à l’idée
de la diffusion de la culture scientifique et technique et a rendu
hommage à l’action du service audiovisuel du CNRS. La
mission interministérielle de l’information scientifique
et technique (Midist), était un organisme qui fonctionna de
1979 à 1985. Appelé par Jean-Pierre Chevènement,
Jean-Pierre Kahane y entra en 1981. Il en devint le président
en 1982. Il fut de ceux qui luttèrent pour conserver le Palais
de la Découverte menacé à l’époque
où on créait La Villette. Il se montra aussi préoccupé,
dans le domaine de l’édition, de la publication d’ouvrages
de vulgarisation scientifique. Sans excès d’optimisme,
il estime qu’il y a eu des réussites : « Concernant
les réalisations en province, celle-ci a changé de visage.
J’ai connu la province il y a cinquante ans, quand j’étais
à Montpellier. La province était vide. Maintenant, vous
avez à Montpellier la musique, mais vous avez également
la science. On voit maintenant des enfants venir dans les labos ».
Pour Jean-Pierre Kahane, l’information scientifique et technique,
la diffusion des publications, et le rapport à l’enseignement,
doivent être une préoccupation importante pour les mathématiciens,
tout autant qu’elle l’est pour les astronomes et les physiciens.
Leur responsabilité dans la crise financière mondiale
a été évoquée en 2008 par Michel Rocard
dans un article du Monde du 2 novembre 2008 : « Des
professeurs de maths enseignent à leurs étudiants comment
faire des coups boursiers. Ce qu’ils font relève, sans
qu’ils le sachent, du crime contre l’humanité ».
La formation d’étudiants bien qualifiés parmi
lesquels sont recrutés les traders engagerait-elle à
un tel niveau la responsabilité des enseignants ? Tout en jugeant
le propos excessif, Jean-Pierre Kahane, en bon scientifique, l’a
analysé et admis un rapport entre les mécanismes de
la crise financière et l’étude mathématique
des probabilités. Il a conclu : « Les bouleversements,
depuis une trentaine d’années, du système financier
mondial, aurait dû attirer notre attention comme citoyens ».
Une parole-clé qui résume la volonté d’engagement
du chercheur et ses devoirs dans la société. Jean-Pierre
Kahane voit que « des pauvres gens sont jetés à
la rue et que des fortunes gigantesques s’établissent
sur des décombres ». À l’épreuve
de cette crise révélatrice de désordres et dont
les causes lui sont connues, il a défini sa conception du rôle
des mathématiciens qui doivent, en collaboration avec les économistes,
créer de nouveaux modèles destinés à satisfaire
des besoins fondamentaux et non à générer des
profits pour une minorité. Les engagements que Jean-Pierre
Kahane a maintenus durant toute sa vie ont amené ce chercheur
à voir le rapport entre mathématiques pures et problèmes
de société et à garder « le souci de lier
la science à la vie ».
Jean-Pierre Kahane a enseigné au département de mathématiques
de Paris Sud – Orsay jusqu’en 1994. Il est membre de l’Académie
des Sciences depuis 1999. Il est commandeur de la Légion d’honneur
et officier des Palmes académiques.
OEUVRE CHOISIE : Jean-Pierre Kahane, Some Random series of functions,
in Cambridge studies in advanced Mathematics, éd. Cambridge
University, janvier 1994. — Jean-Pierre Kahane et Pierre Gilles
Lemarie-Rieusset, Séries de Fourier absolument convergentes
et ondelettes, éd. Cassini, nouvelle bibliothèque
scolaire/universitaire, 877 p., janvier 2001. — Jean-Pierre
Kahane, Enseigner les mathématiques, éd. Odile
Jacob, 240 p., mars 2002. — Collectif, Jean-Pierre Kahane, Yves
Meyer et Uriel Frisch, l’Université de tous les savoirs,
les Mathématiques, T.13, éd. Odile Jacob, avril
2002.
SOURCES : Who’s Who in France, biographie mise à
jour le 11 avril 2005. — Arch. dép. Hérault, 511W37,
Cabinet du Préfet, rapports individuels des RG, 1956-1964.
— Henri Ostrowiecki et Virginie Durand, « Entretien avec
Jean-Pierre Kahane », le 18 juin 2004, in La Revue pour
l’histoire du CNRS, décembre 2005, mis en ligne
le 3 mai 2007. — Jean-Pierre Kahane, « La science, les
lumières et les ombres, le cas des mathématiques financières
», in Bulletin de l’APMEP (Association des professeurs
de mathématiques de l’enseignement public), n°486,
25 janvier 2010.
Hélène CHAUBIN